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Dernière mise à jour : 04.10.2025
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La folle de l'impasse du Telh, en français

 

 

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Conte dramatique de Jean-Claude RENOUX

Traduit en occitan de Lisa Gròs

 

La folle de l'impasse du Teilh

 

Aussi loin que remontent mes souvenirs, Saint-André de Valfond se confond avec la grand’rue. Là coulait la vie. On l'ap­pelle la grand’rue, de temps immémo­riaux, parce qu'elle balafre lon­guement le village, de part en part. Les maisons por­tent encore les stigmates des charrettes qui leur griffaient les flancs. L'ancien bourbier a été goudronné ; l'hu­midité qui saturait les caves, les rez-de-chaussée, a gagné les premiers étages. Deux voitures ne peuvent s'y croiser. Nul besoin de règlement : parfois la longue balafre se distend, se plisse, crève pour se faire ruelle, impasse, renfoncement où se  règle le bal des civilités villageoises ; on s'ef­face, on sourit, on s'adresse un petit geste de la main ; si un ca­mion bloque la circulation, la bala­fre s'engorge, on descend de voi­ture, on prend des nouvel­les de celui-ci, de celle-là, on fait quel­ques pas, on va acheter son pain ! Le reste n'est au souvenir que fioritures, chair morte : du côté des champs de caillasses qui s'en viennent mou­rir molle­ment dans l'Arifon, ce sont les maisons cramées de soleil, bouf­fées au vent ; celles du côté colline sont glauques, une colline humide qui transpire une eau fétide du premier janvier à la queue de l'an, une colline qui s'étage en murets, en jardi­nets écrasant les maisons sombres. Côté caillasses, les immeubles comptent trois ou quatre étages. La pierre de sable aggloméré, prélevée sur place, quelquefois à même la rue est au tiers rongée ; les angles y ont ga­gné de l'arrondi ; dans les façades, des trous où l'herbe charnue se nourrit de crasse loge­raient un poing d'adulte.

 

Côté glauque, les habita­tions ac­croupies sur leur cave, leur unique étage, corsetées d'étais de galets rouges, bruns, assemblés à chaux et à sa­ble, ressemblent à des crapauds moussus. C'est dans une de ces maisons crapaudines, accolée à la col­line, que je suis née au printemps 46, au fin fond de l'impasse du Teilh, où la lumière du soleil ne fil­tre que quelques heu­res en tout début d'après-midi à travers l'ombre mauve des fi­guiers gris.

 

Mon père était revenu de Mathaüsen quelques mois plus tôt.

Il avait débarqué un beau matin dans la ferme où ma mère était placée. Elle ne m'a jamais rien dit sur ces années où elle fut la ser­vante de deux paysans cupi­des et bigots ; c'était une en­fant de l'assis­tance, comme on disait alors, qui avait grandi là, comme elle avait pu ; un beau jour, elle était devenue adulte ; elle était res­tée, par habitude, parce qu'elle ne savait où aller. Par contre, elle me conta souvent com­ment, un an auparavant, elle avait ca­ché mon père, rescapé d'un ma­quis, dans une cabane de berger ; com­ment elle l'avait nourri, à l'insu des patrons ; comment la milice avait frappé à l'aube, poussé à coup de crosses, à coup de poings, le fu­gitif vers la vieille citroën noire, comment les deux vieux bi­gots in­sultaient l'Es­pagnol rouge, comment elle-même n'avait échappé que de peu à la déporta­tion.

Elle pensait ne plus le revoir ; il était là, sou­riant, de ce sourire inimitable : deux grands coups de rasoir qui lui fendaient les joues, de la racine des yeux bleus, froids, au menton bleu de barbe ; il souriait, tout auréolé de soleil. Les deux vieux s'étaient dressés, blêmes. Le rouge s'était as­sis. Il avait faim ; il avait commandé qu'on le servît.

 

Ma mère avait pris une as­siette, un verre, des couverts ; elle s'était appro­chée ; mon père l'avait saisi au poi­gnet ; il l'avait obli­gée à s'as­seoir. Une fois encore, il avait commandé qu'on le servît, qu'on les servît. Dieu sait ce que le vieux s'imaginait : le métèque savait qui l'avait dénoncé ; il le pendrait à la maîtresse branche du noyer, devant le pou­lailler... puis il mettrait le feu au mas... Sa main tremblait beaucoup en dépo­sant sur la table de chêne les saucisses, le jambon, les patates, le beurre, l'ome­lette aux cèpes... Mon père sou­riait à ma mère ; il mastiquait, posément. De temps en temps, il réclamait un peu plus de pa­tates, ou du vin. La vieille geignait ; elle cou­rait d'un côté à l'autre de la mai­son, pour amasser devant le rouge les bijoux, l'argent, les cou­verts, la vaisselle rares ; jus­qu'au crucifix d'ivoire pendu au-dessus du lit, aux médailles de l'autre guerre, celle du vieux, qu'elle déposa de­vant l'homme. Le repas fini, mon père s'était levé. Il avait balayé d'un re­vers de bras la grande table de chêne. Il y eut un bruit épouvantable quand chutè­rent les plats, les saucisses, le jambon, les patates, le beurre, l'omelette aux cèpes, les bi­joux, l'ar­gent, les cou­verts, la vaisselle rares, le crucifix d'ivoire, les mé­dailles du vieux. Le rouge gifla consciencieusement le couple, à la volée ; il prit ma mère par la main ; il lui dit : « Ven ![1] » Voilà comment ces deux-là ne s'étaient jamais quit­tés ; voilà pourquoi je suis née quelques mois plus tard impasse du Teilh. Une petite colonie de républi­cains espagnols, rescapés des sierras, des maquis, des camps français et nazis, tra­vaillait sur Saint-André de Valfond comme mineurs de terre. L'un se dessaisit d'une couverture, un autre d'une cafetière, un troisième d'une cuisi­nière qui fu­mait plus qu'elle ne chauffait : en une demi-jour­née le jeune couple se vit monté en ménage, doté des mille riens qui feraient un foyer.

 

Mon père eut un travail : les Espagnols s'associaient par groupe de deux à quatre hommes ; ils exploitaient les filons de terre, en fonction de la qualité voulue. Plus anar­chistes que rou­ges, le travail ne leur faisait pas peur : ils n'avaient pas de patron. ( Un jour viendra où un avion à réaction passera le mur du son au-dessus de Saint-André de Valfond : un puits s'effondrera, ensevelissant les quatre mineurs qui y travaillaient. Peu à peu, les espagnols quitteront les recoins sombres, les méan­dres de la grand’rue, de ses ruelles, de ses impasses. Ils s'installeront sur les hau­teurs, dans de vastes maisons ensoleillées qu'ils bâtissent en­semble, le soir, le dimanche. Ils feront d'autres maisons, pour les autres ; ils deviendront maçons. )

 

À l'époque de la vieille Hannah, nous habitions une ruelle, une ruelle plus sombre, plus mous­sue qu'au­cune autre ruelle du côté colline, un recoin pour pauvre parmi les plus pauvres : l'im­passe du Teilh. Teilh, cela veut dire tilleul en patois, alors que seuls les figuiers stériles, gris, les grillages rouillés, mangeaient les murets des jardins en surplomb. Tous les rez-de-chaussée, côté glauque, étaient inhabita­bles : trop humides, même l'été, ils ser­vaient à loger l'âne ou le mulet - encore nombreux à l'époque - ou à remiser le bois, les outils qui ne craignaient pas la rouille, le plus souvent la bicyclette. La ruelle sentait l'écu­rie, la lessive qui ne parvient pas à sécher, la pisse de chat.

Chez nous, on accé­dait à l'étage par un escalier extérieur et une courte ter­rasse. Sous l'escalier et la terrasse, la porte de la cave ; en haut, celle de la pièce uni­que coupée en deux par une bâ­che de l'armée améri­caine. Mes parents dor­maient dans l'entrée, qui faisait aussi cuisine et salle à man­ger, moi dans l'ar­rière pièce, derrière la bâche.

 

Incapable de dire trois mots de français, qui refusait de l'ad­mettre, dévorant les livres ( en quelque langue latine que ce soit ) qui lui tombaient sous la main - de là sans doute ma passion pour les langues ; mon père qui s'arrêtait de lire pour enlacer ma mère ou pour me caresser les che­veux. J'entends en­core les chan­sonnettes en patois cé­venol que chantait ma mère à longueur de temps. Comme chaque demi-pièce avait son oeil-fenêtre, notre maison-crapaud ressemblait plus qu'aucune autre maison à un crapaud. Le lait du temps coulait, paisiblement.

Ce n'est que plus tard que j'ai eu honte, rétrospectivement, de notre pauvre­té, alors que comme tant d'autres nous avions no­tre maison sur les hauteurs, au soleil : mon père, comme tant d'autres, était devenu maçon. Ce n'est que plus tard que je lui en ai voulu de m'avoir appe­lée « Exception », qu'il prononçait à l'espagnol : Excep­tione ! Ce soir, je me rappelle comme si c'était hier le jour où je suis revenue en pleurs de l'école : « Je ne m'appelle pas Exceptione, je ne m'appelle pas Excep­tione ! » Il a posé son livre ; il a souri, comme toujours, de ce sourire inimitable : deux grands coups de rasoir fendant les joues, de la racine des yeux bleus, froids, au menton bleu de barbe : « Y ¿ como te llamas, pues ? [2] - Je m'appelle Emma ! » Il m'a caressé les cheveux : «  Digan los demás lo que se les autoje : para mí eres mi ex­cepción ![3] »

Ce soir, alors que je marche dans les rues de Nîmes, alors que je suis encore sous le choc ; ce soir j'aime­rais qu'il me ca­resse de nouveau les cheveux, j'ai­merais qu'il me sourit de ce sou­rire inimita­ble, j'aimerais qu'il m'appelle Excep­tion ; ce soir j'ai­merais mériter m'appe­ler Exception !

 

Il y avait à l'entrée de l'impasse du Teilh, faisant l'angle de la grand’rue, une maison encore plus laide que la nôtre. En guise de rez-de-chaussée, béait une bou­che im­mense, noire, voûtée, ouverte à tous les vents, où s'entassait le plus invrai­semblable ca­phar­naüm de jouets cassés, de chevaux de bois estropiés, d'ours éven­trés, de pou­pées démembrées que l’on n'ait jamais recensé. Un escalier de bois pourri menait à un ga­letas clos de planches noires, moisies. Sous un ourlet d’orpin, qui pendouillait aux vieilles tui­les cassées du toit, s'ouvrait une porte grillagée. Cette maison m'intriguait, elle m'effrayait aussi ; je savais que là était l'antre de la sorcière de Saint-André de Valfond. De temps en temps, la sor­cière en sortait, pour une course - elle désignait d'un doigt os­seux ce dont elle avait besoin et n'ouvrait jamais sa bouche mauve. Ses yeux noirs profondément encavés ne regardaient per­sonne. Parfois, elle courait les poubelles et la décharge - les bor­dilles, comme disait ma mère - à la recherche de jouets cassés.

Chaque soir, je prenais le pot à lait ; je me rendais jusqu'à la ferme du mas des pibols. C'était au bout du bout de la grand’rue, après le cimetière catholique où couchait Pibol[4], où commençait l'an­cienne route de la Garde-Pradeilhes. C'était mon travail. Après quoi je pouvais retourner à mes poupées, à mes livres. Chaque soir, je savais que la sorcière me guettait ; je distin­guais derrière la porte grillagée une tache plus claire dans l'obs­curité, je devinais les yeux noirs dar­dés sur moi... Un jour, la porte grillagée crissa ; la face atroce de la sor­cière creva la fa­çade lé­preuse, tandis qu'un corps tout en os se cas­sait au-dessus de la balustrade qui pliait. Un doigt sec me dési­gnait comme la cible de la ma­lédiction de la vieille folle. Le coeur me manqua ; je me cognai contre le mur opposé en voyant les trous noirs des yeux encavés.

 

Sous un nez crochu, la bouche mauve béait, décou­vrant une dent unique, pendant qu'au bout du menton pointu tremblaient quel­ques crins blancs et un filet de bave. Les cheveux de neige tirés en arrière, ras­semblés en chignon, découvraient un front immense, laiteux, lisse, qui tran­chait d'avec la dureté des orbites, la laideur de la bouche. Le cri hoqueteux emplissait l'impasse ; il devait résonner jusque dans la grand’rue. La bouche mauve déversait sur moi des choses terri­bles. Ce furent d'abord de grands rochers rouges, noirs, qui se détachaient d'une falaise abrupte en écrasant sur leur pas­sage des ar­bustes nains à fruits rouges, ensanglantant la neige. Puis déferla un vent polaire à faire pâlir les plages violettes, les grands pins noirs. Les arbres-colère agitaient leurs grands bras ; ils maudissaient le ciel bas à grandes envolées de neige pou­dreuse. La mer grondait ; dans le creux des vagues-montagnes, apparais­saient quelques instants des vaisseaux démâtés plein d'or, de squelettes blancs... Puis il y eut un silence, un long silence doulou­reux ; la vieille restait quillée là, la bouche molle happant le vide, le menton pointu trem­blant convulsivement ; les yeux comme deux gouffres immenses, noirs. Je courus jusqu'à plus souffle. En revenant avec le lait, j'étais certaine que la folle m'attendait ; elle me regarda passer, ta­che blême derrière la porte grillagée. Chez nous, je me jetai, toute tremblante, dans les bras de mon père ; je lui contai l'affreuse rencontre. Il m'écouta attenti­vement.

« Pero, ¿ qué te dijo ?[5]

- Des gros mots !

-  ¿ Cómo lo sabes, si no habla francés ?[6]

- Toi non plus, tu ne parles pas français ; pourtant je te comprends ; et Ma­man, quand elle parle patois, tu la comprends bien, toi ! »

 

 

Par habitude, il commença à protester : «  ¿ No hablo francés, yo ? Hablo francés igual que tú...[7] » Puis il soupira : «  Vale, voy a hablarle a tu bruja ![8] » Il revint quelques instants plus tard : «  No abre a nadie. Déjala que grite. Por cierto no te hará daño.[9] »

Le lendemain, la sorcière était au rendez-vous. Comme la veille la porte grillagée crissa, la face blême creva la façade lé­preuse, le corps tout en os se cassa au-dessus de la balustrade, le doigt sec me désigna comme la cible de sa malédic­tion ; je vis les trous noirs des yeux encavés, le nez crochu, la bouche mauve béante, décou­vrant la dent unique, le menton pointu où trem­blaient quel­ques crins blancs, le filet de bave, les cheveux de neige tirés en arrière, le front immense, lai­teux, lisse ; j'entendis le même cri hoqueteux emplir l'impasse, résonner jusque dans la grand’rue ; la bouche mauve déversa sur moi les mêmes choses terribles : les grands rochers rouges, noirs, qui se détachaient de la falaise, écrasant sur leur passage les ar­bustes nains à fruits rouges, ensanglantant la neige, le vent polaire à faire pâlir les plages violettes, les grands pins noirs, les arbres-colère qui agitaient leurs grands bras, maudissant le ciel bas à gran­des envolées de neige pou­dreuse, la mer qui grondait, avec dans le creux des va­gues-montagnes des vaisseaux démâtés plein d'or, de squelettes blancs... Puis il y eut le même si­lence, le même long silence douloureux ; la vieille restait quillée là, la bouche molle happant le vide, le menton pointu trem­blant convulsive­ment, les yeux comme d'in­sondables gouffres...

 

Il en fut ainsi un mois durant. Le temps passant, je m'habi­tuai à la sorcière. Mieux : je prenais plaisir à me faire peur. Mon père avait raison : elle ne des­cen­drait pas de son galetas ; elle reste­rait penchée au-dessus de la balustrade... J'en étais presque déçue.

Un jour, la folle de l'impasse du Teilh n'était pas au rendez-vous. J'allais pour sortir de l'impasse ; je me ravisai : «  Hou-hou, madame la sorcière ! » J'entendis un grand remue-ménage, un petit cri suraigu de surprise, suivi d'un gloussement de plaisir ; la porte grillagée cris­sa ; je la vis qui se penchait au-dessus de la balustrade. Tout au­rait été comme d'ordinaire : la face blême crevant la fa­çade lé­preuse, le doigt sec me désignant, les trous noirs des yeux encavés, le nez crochu, la bouche mauve, ­la dent unique, le menton pointu, les quelques crins blancs, le filet de bave, les che­veux de neige tirés en arrière, le front immense, lai­teux, lisse, les grands rochers rouges, noirs, ensanglantant la neige, le vent po­laire, les arbres-colère, le ciel bas, la mer grondante, les vaisseaux démâtés plein d'or, de squelettes blancs... Si la vieille, dans le même temps où elle débitait ses sornettes, n'avait ri aux éclats : « Voï, voï, voï, gloussait-elle, voï, voï, voï... »

De ce jour, notre rituel s'en trouva modifier : je voyais la ta­che blême der­rière la porte grillagée. Elle attendait. Elle m'atten­dait ! « Hou, hou madame la sorcière ! - Voï, voï, voï, gloussait-elle en débitant ses sornettes, voï, voï, voï... »

 

Le jour où elle ne parut pas à mon appel, je courus jusqu'à la maison en pleurant et en criant : « La sorcière est morte, la sorcière est morte ! » Mon père eut beau tenter de me raisonner, je savais, je sa­vais, je savais... Il me prit par la main ; nous montâmes tous deux les marches pourries. Quand il frappa à la porte grillagée, celle-ci s'ouvrit d'elle même, comme mue par un res­sort...

 

Dans la pièce unique, le même caphar­naüm que dans la cave : des jouets cas­sés, des chevaux de bois estropiés, des ours éventrés, des pou­pées démembrées... Dans un coin, une cuisinière, une bouilloire. Dans un autre coin, un vieux lit. Au milieu, une table, une chaise. Elle était là, assise sur la chaise, devant un bol de café au lait où trempait encore une tartine beurrée. Elle souriait. Sans la crispation de la main de mon père étreignant ma menotte, j'aurai pu croire m'être trompée. Mais non ! Je vis mon père s'approcher de la morte, caresser les chiffres sur l'avant-bras de la vieille, au même emplacement que le tatouage qu'il avait ra­mené de Ma­thaüsen. Il était pâle ; je vis une larme perler au coin de ses yeux bleus, froids, une larme qu'il effaça bien vite, de peur que je l'aperçusse ! Puis il se pen­cha sur la table ; il examina la photo qui y était posée. Il y avait là deux fem­mes, une petite fille, vêtues avec recherche, un piano. La plus âgée - qui devait avoir l'âge que j'ai aujourd'hui - était assise devant le piano, la petite fille sur les genoux. Elle avait les cheveux, les yeux noirs ; de beaux cheveux noirs, épais, brillants, de grands yeux noirs empreints de bonté, de sensibilité, d'intelli­gence ; elle portait un collier de perles autour d'un long cou blanc, sans rides ; elle sou­riait, d'un sourire doux, triste. L'autre femme, plus jeune, devait être sa fille, sans doute la mère de la petite. Elle était forte, belle. La petite fille devait avoir mon âge. Au grand front laiteux, je re­connus dans la plus âgée ma sorcière. Toutes trois portaient une étoile jaune sur la poitrine !

Elle s'appelait Hannah Weissemberg ; on l'enterra deux jours plus tard. C'était un morne automne naissant. Il plouvinait, comme disait ma mère. La bruine faisait des perlettes grises sur la caisse, les visages gris, graves, les chemi­ses blanches, les vête­ments gris, noirs. La ruelle, les murs de galets bruns, rouges, gavés de soleil durant les quatre mois d'été, dégageaient une odeur âcre de fumier, de carton mouillé, de moisi.

 

Mon père portait le cercueil, avec d'autres Espagnols. Alors que les obsèques ras­semblent d'ordinaire tout le village, ce jour-là il n'y avait pas dix personnes pour accompagner Hannah au bout du bout de la grand’rue, jusqu'au cimetière ca­tho­li­que ; il n'y avait pas dix personnes en comptant les porteurs, le fossoyeur, le maire, le vieux monsieur à barbe blanche qui s'était déplacé de Nîmes ; le vieux mon­sieur écouta mon père racon­ter, après la cé­rémonie, les derniers jours de la vieille Hannah. « Voï, voï, voï », approuvait tristement le vieux monsieur à barbe blanche, « voï, voï, voï... »

On oublia Hannah !

 

Quarante plus tard, je suis professeur d'espagnol et d'occi­tan. Mon père et ma mère sont morts depuis cinq ans. Je suis ma­riée depuis vingt-trois ans, grand-mère d'une petite fille. La semaine dernière, a débuté à Nîmes le festival du film let­ton. Mon mari, nos amis, ont insisté pour m'y traîner. J'ai bien tenté de résister : j'étais sûre de m'ennuyer ; j'ai fini par céder, comme tou­jours. C'était hier, dernier jour avant la clôture. Je crois bien que je boudais un peu, sans conviction. Dieu merci, les films étaient de qualité, sous-ti­trés - je ne comprends rien au letton, je ne supporte pas les films dou­blés... Soudain mon coeur a sauté dans ma poitrine : une toute pe­tite phrase, au dé­tour d'une scène d'amour, avait fait affluer des images enfouies au plus épais de mon âme, de ma chair. Dans un vertige immense, j'ai vu de grands rochers rou­ges, noirs, se dé­tacher d'une falaise abrupte, écraser des arbustes nains, des fruits rouges. J'ai vu la neige ensanglantée. De saisissement, mes mains ont tremblé convulsivement.

 

 

Le lendemain, le même film était programmé, en clôture du festival. Je m'y suis rendue le coeur battant. Mon mari s'est éton­né de cet engouement soudain pour le cinéma letton, d'autant que je ne manifestai aucun enthousiasme. « On dirait que tu te rends à un enterrement ! » J'ai attendu avec angoisse la fameuse scène. Le jeune garçon a enlacé ten­drement la fille ; il lui a murmuré les mots terribles de la vieille Hannah ; le sous-titrage leur donnait un tout autre sens : « Tu es le miel de ma vie », disait le jeune garçon. Après la clôture, il y a eu un apéritif offert par la municipa­lité en l'honneur de l'attaché culturel de la république de Lettonie. Je m'y suis rendue. L'attaché était un petit homme propret, aux cheveux jaunes impeccablement par­ta­gés par une raie, le teint couperosé, avec de petites lunettes cerclées d'or. Je me suis appro­chée de lui ; j’ai déclamé tout à trac la phrase de la vieille Hannah. Il m'a regardée, étonné de cette déclaration abrupte. Je l'ai senti mal à l'aise. « Vous parlez donc le letton ? » J'ai secoué la tête négativement ; je lui ai demandé s'il voulait me traduire certaines phrases. Il a regardé de toutes parts, quêtant un se­cours. N'en apercevant point, il a fait face à la folle avec un gros soupir : « Si je puis vous être agréable... » J'ai débité d'un trait la phrase du vent polaire déferlant à faire pâlir les pla­ges violettes, les pins noirs... « Tu es l'ondée du matin sur mon jardin », traduisit l'homme aux lunettes d'or. J'ai dit les arbres-colère agitant leurs grands bras, maudis­sant le ciel bas... « Tu es la brise qui fait mousser mes cheveux ! » J'ai dit la mer grondante, les vaisseaux démâtés plein d'or, de squelettes blancs, au creux des vagues-montagnes... « Tu es le premier bourgeon du printemps ! » Je crois que cet homme ne comprendra jamais pourquoi cette femme mûre, qui lui débitait des phrases d'amour dans sa langue natale, a fondu en larmes, pourquoi elle s'est enfuie comme une gami­nette.

 

Ce soir, en regagnant mon appartement, je sais ! Je sais qu'un jour, au détour de la route, je la verrai ; je verrai la face blême, le corps tout en os, les trous noirs des yeux encavés. La bouche mauve s'ouvrira sur une dent unique pour gueuler l'amour, en­tre un nez crochu et un menton pointu où trem­bleront quelques crins blancs et un filet de bave. Les cheveux de neige ti­rés en ar­rière dégageront un vaste front laiteux, lisse. Je sais qu'elle tendra vers moi sa main aux doigts osseux, que cette main me sera douce comme une délivrance. Oui je sais ; je sais qu'au détour du chemin Hannah attend, je sais qu'elle m'at­tend... Elle vous attend !

 

Vallabrix le 9 décembre 1994

 

 

 

[1] Viens !

[2] Et comment t'appelles-tu alors ?

[3] Les autres diront ce qu'ils voudront ; pour moi tu es mon Exceptione !

[4] voir l’homme à qui les morts parlaient.

[5] Mais qu'est-ce qu'elle t'a dit !

[6] Comment le sais-tu, puisqu'elle ne parle pas français ?

[7] Je ne parle pas français, moi ? Je parle aussi bien français que toi...

[8] C'est bon, je vais lui parler, à ta sorcière !

[9] Elle n'ouvre à personne. Laisse-la donc crier : je suis sûr qu'elle ne te fera pas de mal.

 

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